J'ai vu, avec beaucoup de retard, le film qui a été consacré à l'affaire d'Outreau et
plus particulièrement à celui qu'on appelait alors "l'huissier d'Outreau", Alain
Marecaux.
C'est un film de fiction qui s'est appuyé sur le récit même de ce que l'huissier a
vécu et raconté dans un livre. Il est interprété par Philippe Torreton et Noémie
Lvovsky et a été réalisé en 2012 par Vincent Garenq.
Le sujet du film étant l'épouvantable expérience proche de l'enfer vécue par l'un
des accusés on se doute qu'il est terriblement sombre.
Les scènes filmées sont plus éprouvantes les unes que les autres et l'on
assiste, angoissé et effondré à la descente aux enfers de cet homme, accusé
de crimes monstrueux et qui clame son innocence dans l'indifférence
générale.
Pire on a l'impression d'une cruauté mentale, d'une justice absolument aveugle
et uniquement à charge, d'un système carcéral aussi ignoble qu'inhumain et
de voir écrasé sous nos yeux une famille à la fois innocente et sacrifiée.
Le fait que nous sachions que les accusés ont été innocentés et que le fiasco
judiciaire a été reconnu nous place nettement en voyeurs.Cette sensation est
renforcée par la mise en scène, très "concernée".
La performance d'acteur de Torreton est indiscutable même si, par moments,
elle se limite à une perte de poids effectivement spectaculaire. (le symptôme
"Raging Bull" de Martin Scorcese avec de Niro).
J'avais lu le livre poignant et révolté que Florence Aubenas avait consacré à
cette affreuse affaire et le film est conforme à l'idée que je me faisais du
lynchage policier, juridique et médiatique des accusés.
Bref, le film est honnète même s'il lui manque le souffle et l'indignation qui
en auraient fait un excellent film s'il les avait eus.
...Et puis j'ai regardé le "bonus" qui figure sur le DVD "De l'ombre à la lumière".
Et là j'ai vu toute l'obscénité de la reconstitution et, pour dire crûment les choses
l'imposture de la "reconstitution cinématographique".
Alain Marécaux, l'huissier de justice d'Outreau est un homme définitivement
brisé. Malgré son livre, son innocence reconnue et un retour à une vie normale
il est marqué à vie par l'horreur qu'il a traversée et le cinéma cannibalise sa
douleur pour en faire un spectacle.
Torreton est certainement animé des meilleures intentions et a conçu de
l'affection pour l'homme qu'il interprète (et qui est conseiller sur le film) mais il
"joue" un rôle. Du coup les artifices de cinéma (maquillage, larmes, perte de
poids, sentiments simulés...) sonnent pire que faux: ils sont gènants.
Lorsqu'il faisait ses tentatives de suicide à répétition l'huissier injustement
accusé d'avoir violé des enfants ne faisait pas semblant et on ne le félicitait
pas à son réveil.
Quand il est allé voir sa mère sur son lit de mort (elle s'est laissée mourir de
chagrin) il ne faisait pas semblant de souffrir; il souffrait. Il souffre encore
lorsqu'on rejoue la scène devant lui.
Le décalage entre la vie ravagée de l'homme, ses difficiles rapports avec ses
enfants parce que sabotés par l'affaire ne sont pas du cinéma. C'est la vraie
vie et Torreton est un acteur qui simule la souffrance mais ne la vit pas.
Ce n'est pas sa mère qui est morte sur le lit devant lequel il pleure, c'est une
comédienne qui se relèvera quand on le lui dira.
Là est la différence, là est le côté malsain de ce cinéma qui veut toucher et
dont les artifices mettent -me mettent- mal à l'aise.
Les intentions sont bonnes, j'en suis certain mais le décalage entre l'homme
brisé, hébété qui se demande encore pourquoi il a été ainsi détruit et l'acteur
studieux qui fait un travail rémunéré en endossant provisoirement et
artificiellement la vie de l'autre nous saute aux yeux.
Pour se donner bonne conscience (le cinéma n'est-il pas une famille?) on
a donné un minuscule rôle à la nouvelle compagne d'Alain Marécaux et
Philippe Torreton semble très ami avec l'huissier. On s'embrasse, on tombe
dans les bras l'un de l'autre, on pleure à chaudes larmes....lors de la
présentation du film à la presse ou dans les salles de province. Mais le
film n'est pas là pour stigmatiser une erreur judiciaire, pour rapporter de
l'argent et pour obtenir de bonnes critiques et un bon bouche à oreilles;
il est là pour faire des entrées.
On peut croire à cette amitié comédien/personne qu'il joue et on peut aussi
penser qu'un acteur reste un acteur.
Et qu'un comédien interprète un rôle tandis que son modèle y laisse des
lambeaux de lui-même.
Qui nous dira si, deux ans après le tournage et un après l'exploitation en
salle Philippe (Torreton) et Alain (Marécaux) sont toujours aussi "amis"?