J'ai regardé, sur Arte, le mercredi 5 février le film de Stéphane Brizé (2021) "Un autre Monde" avec 3 interprètes remarquables: Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain et Marie Drucker.
C'est un film exceptionnel par la véracité de ce qu'il raconte et par le jeu incroyablement juste des 3 interprètes principaux. Vincent Lindon y est absolument exceptionnel. A croire qu'il a vécu en entreprise et été contraint de faire une "charette" de complaisance juste pour que les actionnaires aient encore plus de dividendes.
Dit comme ça on peut imaginer le film lourdingue avec message social appuyé. Ce n'est pas le cas: si le thème du film est effectivement le poids de ses responsabilités professionnelles sur un homme et sur sa famille il y a les répercussions morales et physiques qui sont montrées dans ce qu'elles ont d'insupportables et de destructives.
J'ai dit ici, à propos d'un autre film du même metteur en scène, que Lindon n'avait sans doute pas connu la vie en entreprise et le monde du travail salarié. Je trouvais qu'il en faisait des tonnes en interview et cela m'avait un peu agacé. J'avais tort. Son travail de comédien consiste à devenir le personnage et à nous le faire accepter. Ce n'est rien de dire qu'il y parvient. Il est ce responsable d'unité de production qui cale devant un nouveau plan de licenciement. Il ne refuse pas de le concevoir mais essaie de trouver une autre action et se heurte à sa supérieure hiérarchique et à son Président Américain.
Il vit parallèlement une crise conjugale avec sa femme qui supporte mal ses absences et leur fils est en peine dépression.
Sans être naïf le responsable que joue Lindon a jusque là accepté la stratégie inhumaine de son groupe. Cette fois il remet en cause l'insensibilité de l'entreprise et la cruauté de sa direction qui jette les salariés comme des vieux Kleenex et masque ce cynisme brutal derrière des impératifs économiques fallacieux.
Le personnage que joue Vincent Lindon se cabre contre un nouveau "plan social" (euphémisme signifiant le licenciement de 48 salariés). Il propose une solution alternative qui ne rencontre pas l'acquiècement du PDG de la multinationale et est licencié pour faute et sans indemnités parce qu'il a été contraint de mentir aux salariés et qu'un syndicaliste l'a enregistré à son insu.
La directrice de la filiale Française lui propose une ignominie (rejeter la faute sur son ami et collaborateur) ce qu'il refuse.
Le film n'est à aucun moment manichéen et les états d'âme de Lindon sont autant dues à l'effondrement de sa famille qu'à la "pression" de son entreprise.
On voit le personnage lutter contre tout ce qui l'assaille et perdre pied. Des gros plans, des larmes, une musique lugubre et des gros plans sur une photo encadrée de la famille du temps où les choses allaient encore suffisent pour montrer la pression psychologique à laquelle le cadre supérieur est confronté.
Le film réussit à nous intéresser à une réunion entre Lindon et son staff et les représentants du personnel et à une conférence vidéo avec le Président américain (un peu too much) qui refuse brutalement toute solution autre que celle qu'il a décidée.
On se met à la place de Lindon et on le désapprouve : a un tel poste de direction on n'a pas d'états d'âme et on accepte les "règles du jeu" qui sont universelles. Evidemment la logique productiviste (500 salariés feront le travail de 548) choque mais c'est la norme.
Tous ceux et toutes celles qui n'ont pas travaillé dans des entreprises de ce type (appartenant à des fonds de pension ou étant filière de sociétés étrangères) ne comprennent pas toujours ce qu'est la productivité et la concurrence. Ce que l'on résume parfois par la phrase: "nous ne vivons pas dans le pays des Bisounours".
Le film, par la réalité qu'il décrit, est là pour déciller ceux qui croient que l'entreprise peut s'offrir le luxe de ne pas être impitoyable. On peut le déplorer, pas le changer.
Avec "En guerre" un de ses précédents films, Stéphane Brizé s'était attaqué aux impasses du "dialogue social", avec déjà Vincent Lindon en courageux mais irréaliste syndicaliste luttant contre une délocalisation "sauvage".
PS: J'ai été licencié d'une entreprise dans de bonnes conditions et été jeté brutalement d'une autre dans ma vie professionnelle.